L'Echangeoir d'Ecriture

L'Echangeoir d'écriture

Narrateur, focalisateur : Quelques expériences d’auteurs pour relancer notre créativité.

C’est en s’appuyant sur les découvertes des autres que l’on fait grandir notre propre créativité. Donc, pour clore notre série sur le narrateur et le focalisateur, voici quelques expériences et innovations. A vous d’y puiser ce qui pourra servir vos propres projets, vous ouvrir de nouvelles portes d’écriture.

Le regard de l’enfance : Ce que savait Maisie (Henry James) :

Ce que savait Maisie: narrateur enfant
Ce que savait Maisie. Edition 10/18.

Je vous en ai déjà parlé, Ce que savait Maisie est un tour de force en matière de narration. Maisie a cinq ans quand ses parents divorcent. Elle suit les tribulations de leur séparation, nouvelles rencontres, nouvelles séparations et perçoit aussi la dégradation de leur affection pour elle.

La particularité du roman, c’est que tout est raconté à travers les yeux de Maisie : ce qu’elle entend, comprend ou ne comprend pas. Pourtant, elle n’est pas le narrateur, juste le focalisateur. Le comportement des adultes et leur impact sur l’enfance est ainsi remarquablement mis en scène. Le lecteur, quant à lui, est totalement attrapé dans les méandres des  incompréhensions enfantines.

NB :On pourrait rapprocher le livre de James de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (Harper Lee), sauf que dans ce dernier, deux voix se superposent. Ainsi, il y a celle de l’enfant et celle de l’adulte qui, plus tard, se souvient et organise la narration pour lui donner son sens.

A travers les yeux des autres : La maladie de Sachs :

narrateur "tu". Maladie de Sachs
La maladie de Sachs. Folio

Le docteur Sachs est le personnage principal du roman. Pourtant, il n’a quasiment jamais la parole. En effet, tout passe par des personnages secondaires (patients et proches) qui se transmettent la narration de chapitre en chapitre. Un texte prenant et très original. En entrelaçant les points de vue, il permet de reconstituer des vies tout en laissant au lecteur une large capacité d’interprétation. Surprenant et passionnant.

– Eh bien, je ne sais pas par où commencer…

Tu hoches la tête, Mmmhh. Tu pivotes vers les étagères, tu fouilles dans une des boîtes grises. Tu en sors une enveloppe brune. Tandis que je t’explique le motif de ma venue, tu sors de l’enveloppe un bristol quadrillé au format carte postale et tu le poses sur le plateau de bois peint ; tu tires un stylo plume noir de la poche de poitrine de ta blouse, tu dévisses le capuchon, tu l’ajustes sur le corps du stylo, tu tires un trait sur le bristol, tu marques la date près du bord gauche.

 

Autofiction, mythofiction, témoignage… : auteur et narrateur dans le texte.

C’est la mode, répète-t-on, du retour sur soi. Certes, le postmodernisme a ses sujets préférés et l’autoanalyse flagellante ou bienveillante en fait partie. Quoi qu’on pense du sujet, il faut bien reconnaître que cela a amené d’intéressants jeux de narration.  Voici trois romans qui jouent avec l’implication de l’auteur dans son texte, à travers différentes formes de narrateur,  tant au niveau formel, de l’histoire ou du message transmis.

HHhH (Laurent Binet)

Narrateur impliqué : HHhH
HHhH, Livre de Poche

 

Dans HHhH, Laurent Binet met en scène sa fascination pour un moment de la II Guerre Mondiale. Mais, sans doute, ce ne sont pas les faits racontés qui ont fait le succès du livre. Sa principale force réside dans le point de vue de narration, avec les doutes d’un auteur en proie aux exigences contradictoires du respect de la vérité historique et de la recherche stylistique du texte littéraire. C’est ce choix de narrateurs qui donne une nouvelle dimension au texte, qui force aussi le lecteur à voir au-delà de l’anecdote.

 

 

J’essaie d’imaginer le voyage. De son côté, lui essaie naturellement d’être le plus discret possible. Il parle allemand, certes, mais je ne suis pas sûr que son accent soit au-dessus de tout soupçon. En même temps, l’Allemagne n’est pas encore en guerre et les Allemands, même chauffés par les discours du Führer sur la juiverie internationale et l’ennemi intérieur, ne sont pas pour autant sur le qui-vive qu’ils pourront le devenir. Par précaution cependant, Moravec choisit sans doute, pour acheter son billet, le guichetier dont la mine lui semble la plus avenante, ou l’air le plus demeuré.

 

 D’après une histoire vraie versus Le royaume des voix. 

autofiction, narrateur impliqué
Le royaume des voix, Points

D’après une histoire vraie  (Delphine de Vigan) indique la couleur dès le titre. Entre témoignage et fiction, l’auteur va jouer avec les événements vérifiables et ceux qui ne le sont pas. De Vigan entraîne le lecteur dans un dédale où le texte n’est plus seulement à lire pour lui-même. Il s’agit plutôt d’une façon (trompeuse ?) de s’approcher d’elle et de sa vision de l’écriture. Le texte fait un peu trop télé-réalité à mon goût. Je préfère les mythofictions à la Muñoz Molina dans Le royaume des voix. Dans ce cas, l’auteur se sert de sa propre expérience mais le but n’est pas de parler de lui-même. Il s’agit à travers une grande fresque familiale de reconstituer une époque, un lieu, un monde en train de disparaître.

Laetitia

narrateur impliqué , Laetitia
Laetitia, Le Seuil

 

On pourrait dire que le livre de Jablonka est le contre-pied des deux avant-derniers exemples. Au contraire de HHhH et D’après une histoire vraie, si l’auteur s’implique dans le narrateur, c’est pour mieux marquer la distance, pour mieux tenter de montrer les faits nus. Il écrit en historien et en sociologue tout en retraçant une vie le plus fidèlement possible. Là encore, c’est la position de narration qui est le moyen privilégié pour l’auteur de venir à bout de son projet.

 

 

Je ne connais pas de récit de crime qui ne valorise le meurtrier aux dépens de la victime. Le meurtrier est là pour raconter, exprimer des regrets ou se vanter. De son procès, il est le point focal, sinon le héros. Je voudrais au contraire, délivrer les femmes et les hommes de leur mort, les arracher au crime qui leur a fait perdre la vie et jusqu’à leur humanité. Nous pas les honorer en tant que « victimes », car c’est encore les renvoyer à leur fin ; simplement les rétablir dans leur existence. Témoigner pour eux.

 

Et pour vous, quelles sont les voix narratives qui vous ont le plus marquées ?